Publié le 9 septembre 2025 Dans Actualité scientifique
Un omble arctique, ça vit où en hiver?

Un article de Valérie Levée, journaliste scientifique.
Quand les Inuit partent pêcher l’omble chevalier sur le lac gelé, ils savent quand et où poser leur ligne pour que le poisson morde, car depuis des siècles, ils se transmettent de génération en génération les sites de pêche. Mais les changements climatiques pourraient leur jouer des tours en modifiant l’environnement physique des lacs et donc l’habitat de l’omble. Alors qu’elle était étudiante au doctorat au laboratoire du professeur André St-Hilaire à l’INRS, Véronique Dubos a scruté sous la glace les conditions propices à la vie de l’omble en hiver et publié sa recherche dans Arctic Science.
La question a son importance car ce poisson riche en acides gras est une composante essentielle de l’alimentation des Inuit. D’ailleurs, Isabelle Laurion, également professeure à l’INRS et qui collaborait au projet de Véronique Dubos, poursuit cette recherche au sein du projet FROST financé par NordForsk et ArcticNet. « On étudie l’effet du raccourcissement de l’hiver sur la qualité de l’habitat et la santé de l’omble dans une douzaine de lacs circumpolaires dans six pays nordiques. Avec la morphologie du lac, la température, la concentration d’oxygène, la lumière, on vise à qualifier et modéliser l’habitat du poisson et ensuite, de faire des projections dans le futur », détaille Isabelle Laurion, co-chercheuse au projet FROST.

Véronique Dubos s’est concentrée sur des lacs du Nunavik près de Kangiqsualujjuaq et si elle s’intéresse particulièrement à l’habitat hivernal de l’omble chevalier, c’est parce que ce poisson est anadrome, c’est-à-dire qu’il passe l’été en mer dans l’eau salée et hiverne dans l’eau douce des lacs. Il n’a en effet pas de protéine antigel pour lui permettre de supporter l’eau salée qui peut descendre à -1 degré et il doit remonter les rivières pour trouver de l’eau douce au-dessus de zéro degré. Les alevins naissent dans les frayères en eau douce et y restent leurs trois premières années à s’alimenter et prendre du poids avant de rejoindre la mer. Les adultes, eux, ne mangent pas pendant l’hiver car leur système digestif est atrophié. Pour Véronique Dubos, la question n’était donc pas de savoir, « un omble, ça mange quoi en hiver », mais plutôt, « un omble, ça vit où en hiver », en termes de profondeur, de température et de concentration d’oxygène.
Se fier à la connaissance des Inuit
Une méthodologie conventionnelle aurait été de quadriller systématiquement les lacs, de quantifier la présence des ombles, de mesurer la température et la concentration d’oxygène pour rechercher d’éventuelles associations entre les caractéristiques physiques de l’eau et la présence ou non des poissons. Ce n’est pas la méthodologie suivie par Véronique Dubos qui a privilégié de se fier à la connaissance des Inuit pour reconnaître les sites de pêche comme étant des sites de présence de l’omble et donc son habitat. Inversement, les endroits où les Inuit ne pêchent pas sont considérés comme des sites d’absence de l’omble.
« La prémisse, c’est que les pêcheurs savent où sont les sites de pêche et il y a des sites où ils ne vont pas parce qu’il n’y a pas de poissons. Ils ne vont pas perdre leur temps à aller pêcher où il n’y a pas de poissons. L’idée était de se fier à cette information-là. C’est un savoir fiable », soutient Véronique Dubos.
Aux sites de pêche se sont ajoutées les frayères, également connues des Inuit du Nunavik, car ils consomment aussi les œufs de l’omble.
Véronique Dubos a donc comparé les caractéristiques des frayères, des sites de pêche, des sites d’absence de poissons et de frais. « C’est intéressant de qualifier l’habitat actuel et de quantifier les changements futurs pour voir si ces habitats sont pérennes pour offrir du poisson en abondance et en qualité », complète Isabelle Laurion.
Intégrer le protocole de mesures aux activités de pêche
Véronique Dubos a développé son protocole de mesures avec des pêcheurs qu’elle connaissait pour avoir déjà travaillé avec eux et qui étaient volontaires pour participer à la recherche. Partant du principe que le protocole ne devait pas perturber le déroulement de la pêche ni les activités quotidiennes, elle a imaginé un dispositif de mesures compatible avec le matériel de pêche. « J’ai regardé comment ils pêchent pour que mes instruments s’adaptent à leurs filets », dit Véronique Dubos. « Quand les scientifiques veulent beaucoup de détails, ça peut vite devenir laborieux. Il fallait que ça demeure simple pour que ça marche », confirme Isabelle Laurion. De même, les pêcheurs n’avaient pas un calendrier et un horaire à respecter pour prendre des mesures. Ils allaient pêcher selon leurs besoins et accessoirement, prenaient des mesures dans la colonne d’eau sous leurs pieds. Toutefois, pour les besoins de l’étude, les pêcheurs acceptaient aussi de plonger leur ligne et les instruments de mesure dans les sites d’absence. Mais sachant que le poisson ne mordrait pas, l’effort de pêche était moindre, ce qui constitue un enjeu pour la comparaison des sites, reconnaît Véronique Dubos. Elle a cependant complété les mesures par des observations visuelles avec une caméra sous l’eau.
Une fraction de degré qui fait la différence
Les mesures ne révèlent pas de différence significative de température et de concentration d’oxygène entre les sites de présence et d’absence. L’omble se contente d’une température voisine de 0,2°C et une saturation en oxygène dissout de 91%. Ce poisson a toutefois tendance à s’installer en zone littorale, sur des fonds de faible pente, à une profondeur moyenne de 4,1 m et sous un faible couvert de neige.
La surprise est plutôt venue du côté des frayères situées à une profondeur moyenne de 3 m avec une température de fond de 0,6°C alors que les sites sans fraie ont une profondeur moyenne de 6 m et une température de fond de 0,3°C. C’est surprenant, car sous la glace des lacs, entre 0 et 4°C, il y a une inversion thermique de l’eau qui devrait donc être plus chaude à 6 m qu’à 3 m. Les chercheuses font l’hypothèse d’arrivées d’eau un peu plus chaude dans les frayères que les ombles seraient capables de percevoir pour frayer. Cette infime différence de température pourrait empêcher les œufs de geler. Le couvert de neige plus faible sur ces sites pourrait aussi favoriser l’activité photosynthétique et la présence de nourriture pour les alevins.
Ce n’est qu’une fraction de degré, mais une information pertinente pour les Inuit qui envisagent d’ensemencer les lacs avec des œufs plutôt que des alevins. Autant déposer les œufs dans des conditions favorables à leur développement.
Recommandations des chercheuses
- Les pêcheurs et chasseurs Inuit ont une connaissance du territoire meilleure que n’importe quel scientifique. Il faut travailler avec eux et avec leurs connaissances.
- Il faut être patient, ce qui n’est pas dans la nature des scientifiques qui veulent que ça aille vite. Il faut contrecarrer cette tendance et prendre le temps d’écouter pour mieux collaborer.
Pour en savoir plus
Publications de Véronique Dubos
Sur l’habitat de l’omble chevalier en hiver
- Dubos, V.,André St-Hilaire, A., Isabelle Laurion, I., et Normand E. Bergeron, N. E. (2023). Characterization of anadromous Arctic char winter habitat and egg incubation areas in collaboration with Inuit fishers. Arctic Science, 10 : 215-224 https://doi.org/10.1139/as-2023-0008
Sur l’apparente disparition hivernale des ombles. Leur quasi-immobilité les rend difficiles à pêcher.
- Dubos, V., Gillis, C.-A., Nassak, J., Eetook, N., et Moore, J.-S. (2024). Winter and spring movements of anadromous Arctic char : Linking behavior to environmental conditions through an Inui-led telemetry study. Environmental Biology of Fishes, Juillet 2024https://doi.org/10.1007/s10641-024-01572-9
Vidéos de Véronique Dubos
- Des ombles chevaliers qui viennent d’arriver dans leur lac d’hivernage, quelques semaines avant la saison de reproduction : https://www.youtube.com/watch?v=5Hi5hf104mA
- Des ombles chevaliers filmés dans un site de présence sous la glace en hiver pendant les relevés : https://www.youtube.com/watch?v=0bnawtOkTV4
Autres recherches complémentaires sur les ombles chevaliers
Une étude sur zone littorale lorsque la glace commence à fondre qui donne des pistes potentielles pour expliquer l’utilisation du littoral par les ombles.
Bégin, P.N., Rautio, M., Tanabe, Y., Uchida, M., Culley, A.I., et Vincent, W.F. (2020). The littoral zone of polar lakes: inshore–offshore contrasts in an ice-covered High Arctic lake. Arctic Science , 7(1): 158–181. https://doi.org/10.1139/as-2020-0026
Une étude qui montre l’avantage d’avoir un eu plus de chaleur pour l’incubation des œufs.
Jeuthe, H., Brännäs, E., et Nilsson, J., (2016). Effects of variable egg incubation temperatures on the embryonic development in Arctic charr Salvelinus alpinus. Aquaculture Research 47, 3753–3764. https://doi.org/10.1111/are.12825
Photos: Véronique Dubos
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