Publié le 20 septembre 2024 Dans Actualité scientifique

Traquer la métamorphose des paysages de l’Arctique

Article de Valérie Levée, journaliste scientifique

En Arctique, les changements climatiques riment avec dégel du pergélisol, un phénomène que Frédéric Bouchard observe et mesure sur le terrain et depuis le ciel.

À peine revenu de Cambridge Bay, Frédéric Bouchard s’apprête à repartir à Churchill. Les missions terrains se succèdent rapidement et pourtant, c’est en train que lui et son équipe ont choisi de rallier Winnipeg à Churchill. « Avec notre mode de vie qui carbure au bruit et à la vitesse, je suis sensible à la lenteur et au silence. Ça fait du bien de devoir s'asseoir et de devoir attendre », estime Frédéric Bouchard. Deux jours de train pour prendre le temps de discuter de science, de mieux se connaitre et de voir les paysages défiler. « On passe dans les prairies, on traverse la forêt boréale et on termine dans la toundra côtière. Pour moi, c'est presque un pèlerinage à travers les paysages », énonce le géologue de formation qui s’intéresse plus spécifiquement à la géomorphologie, c’est-à-dire la formation des paysages. Or s’il est un endroit où les paysages se transforment rapidement, c’est bien en Arctique en raison du dégel du pergélisol. Professeur adjoint au Département de géomatique appliquée de l’Université de Sherbrooke depuis trois ans, Frédéric Bouchard s’est donné comme fil conducteur de sa recherche d’identifier les signes de dégradation du pergélisol.

Un paysage en mutation

Un signe notoire du dégel du pergélisol est la formation de lacs thermokarstiques. « Si un sol riche en glace dégèle, il y a un affaissement du sol. Ça fait une cuvette et si elle se remplit d’eau, ça fait un lac de thermokarst », explique Frédéric Bouchard. Mais il est d’autres signes, par exemple, la modification de l’hydrologie des eaux de surfaces et souterraines qui entraînent avec elles des sédiments, voire du mercure et autres métaux lourds. Ces sédiments peuvent alors modifier la turbidité d’une rivière en aval et le mercure peut infiltrer la chaîne alimentaire. Les émissions de méthane qui pourraient surgir des sols tourbeux en dégel sont un autre signe très médiatisé du dégel du pergélisol. 

« Les gens imaginent que s’il y a du pergélisol partout, il va nécessairement y avoir des émissions de GES partout, mais ce n’est pas le cas. Si un milieu riche en matière organique gelée et séquestrée depuis des millénaires dégèle, ça donne à manger aux microbes qui produisent du CO₂ ou du méthane. Mais dans le cas d’un pergélisol dans le roc ou dans le sable, il n’y a pas de matière organique donc ça ne produira pas de CO₂ ou de méthane », nuance Frédéric Bouchard.

Parallèlement, la transformation de l’Arctique, c’est aussi son verdissement. « La végétation explose à certains endroits, capte du CO₂ par photosynthèse et du carbone s’accumule sous forme de mousse de sphaigne ou dans la matière ligneuse comme les racines et les branches », poursuit-il. Les deux phénomènes s’opposent et le bilan en est encore inconnu.

Combiner terrain et télédétection

C’est pour constater et mesurer ces phénomènes que Frédéric Bouchard se rend régulièrement en Arctique entouré d’une équipe multidisciplinaire composée de géomorphologues, de géochimistes, de microbiologistes et de géophysiciens. « On va au même endroit, on se trouve un vocabulaire commun et on fait des relevés différents mais exactement au même site. À Churchill, des microbiologistes vont prélever de l’ADN pour faire de la métagénomique et déterminer les assemblages bactéries. On va aussi prélever des carottes de tourbe gelée pour faire des datations au carbone 14 à différentes profondeurs et voir si l’écosystème est en mode source ou puits de carbone », détaille-t-il. Précédemment, à Cambridge Bay, son équipe avait installé des capteurs le long d’une rivière sur des sites susceptibles de recevoir des sédiments provenant de pergélisols en dégel.
Évidemment, le pergélisol ne dégèle pas seulement à Churchill et à Cambridge Bay et couvrir l’Arctique de missions de terrain est impensable. Pour appréhender plus largement le dégel du pergélisol et ses conséquences sur la transformation des paysages de l’Arctique, il faut recourir aux outils de télédétection et de géomatique. « Dans le spectre électromagnétique, chaque longueur d’onde a sa pertinence », explique Frédéric Bouchard. Par exemple, les mesures dans le rouge et le proche infrarouge permettent de calculer un indice de végétation (NDVI pour Normalized Difference Vegetation Index) et d’évaluer la vigueur du couvert végétal. Comme les plans d’eau absorbent le proche infrarouge, cette longueur d’onde permet aussi de cartographier les lacs. Plus loin dans le spectre électromagnétique, les ondes radio sont sensibles à l’humidité présente dans le sol et sont utilisées pour suivre les cycles de gel et dégel du pergélisol. « Selon les objectifs du projet, si on veut une forte résolution sur une petite région ou inversement une grande région avec une moindre résolution, on prend des images de drones ou des images satellites », ajoute Frédéric Bouchard. Les données de télédétection validées par les observations de terrain permettent ensuite d’explorer de plus vastes paysages.

cartographie des plans d'eau et de pergélisols riches en glace par télédétection.

Vivre dans un territoire changeant

Le paysage n’est pas seulement un panorama à contempler. C’est aussi un territoire où vivent et se déplacent des communautés et elles sont aux premières loges pour constater les changements. Jadis, les Inuit de Cambridge Bay pêchaient l’omble chevalier au harpon. « Aujourd’hui, ils disent que les poissons sont plus difficiles à capturer parce que l’eau est plus trouble, rapporte Frédéric Bouchard. On se pose la question si ce serait lié à des épisodes de dégel qui auraient lieu en amont et qui envoient plus de sédiments dans les rivières. C'est une question de sciences fondamentales qui devient très concrète en aval quand ça modifie l'habitat du poisson dont les populations dépendent pour leur mode de vie traditionnel ». 
À bord du train qui l’emmènera à Churchill, il sera lui-même aux premières loges pour vivre les conséquences d’un paysage déformé par le dégel du pergélisol. Lorsque la voie ferrée se gondole et oblige le train à ralentir à 20 km/h, il aura tout le temps de contempler les paysages.

Pour aller plus loin

Bouchard, F., Fritz, M., & Sjöberg, Y. (2022). Redrawing permafrost outreach. Nature Reviews Earths & Environment, 3(1) 
https://doi.org/10.1038/s43017-021-00255-8

Bouchard, F.,  Fortier, D.,  Paquette, M.,  Boucher, V.,  Pienitz, R., &  Laurion I. (2020). Thermokarst lake inception and development in syngenetic ice-wedge polygon terrain during a cooling climatic trend, Bylot Island (Nunavut), eastern Canadian Arctic. The Cryosphere, 14(8), 2607–2627.
https://doi.org/10.5194/tc-14-2607-2020

Bouchard, F., Laurion, I., & Gandois, L. (2022). Dégel du pergélisol et émissions de gaz à effet de serre dans le Nord : pas si simple. Le Climatoscope 4 
https://climatoscope.ca/article/degel-du-pergelisol-et-emissions-de-gaz-a-effet-de-serre-dans-le-nord-pas-si-simple/

Bouchard, F., MacDonald, L. A., Turner, K. W., Thienpont, J. R., Medeiros A. S, Biskaborn, B. K., Korosi, J.,  Hall R. I., Pienitz, R., & Wolfe, B. B. (2017). Paleolimnology of thermokarst lakes: a window into permafrost landscape evolution. Arctic Science, 3(2), 91-117. 
https://doi.org/10.1139/as-2016-0022


Ouvrages de vulgarisation

Une bande dessinée réalisée par un collectif de scientifiques : Bouchard, F. Fritz, M., Malenfant-Lepage, J., Nieuwendam, A., Paquette, M., Ashley, R., Siewert, M., Sjöberg, Y., Veillette, A., Weege, S., Harbor, J., & Habeck, O. et les artistes : Nääs, H., & Ross, N.
Ça dégèle
https://frozengroundcartoon.com

Bouchard, F. (2022). Ici La Terre, Dix aventures scientifiques qui ont changé notre image du monde. Éditions MultiMondes
https://editionsmultimondes.com/livre/ici-la-terre/

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Photo en couverture: Frédéric Bouchard en train de prélever une carotte de pergélisol à Ikakultutiak, près de Cambridge Bay. Cette photo a été prise par Élise Imbeau.


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