Valérie Levée

Publié le 5 mai 2021 Dans Actualité scientifique

Manicouagan, hier, aujourd’hui et demain

Un article de Valérie Levée, journaliste scientifique

Manicouagan ne se résume pas à un barrage hydroélectrique et à son vaste réservoir lové dans un cratère météoritique. C’est aussi une rivière, de son embouchure jusqu’au lac. En fait, c’est tout un territoire ancestral, le Nitassinan des Innus de Pessamit. À l’intersection de ces perspectives se trouve la géographie qui n’est pas seulement physique mais aussi culturelle et historique.

C’est avec cette triple approche géographique que le projet de recherche « Dynamique du territoire ancestral innu (Nitassinan) à travers l'étude morpho-sédimentaire et socioculturel du lac-réservoir Manicouagan », entreprend de comprendre les conséquences des installations hydroélectriques sur le paysage et sur la vie des Innus.

Remontons aux temps jadis avant que les Blancs n’empiètent sur le Nitassinan. « Les Innus se déplaçaient le long des rivières qui étaient comme des autoroutes pour se diriger dans le territoire suivant un cycle saisonnier », dépeint Justine Gagnon, professeure adjointe à la Chaire de recherche du Canada en Patrimoine et tourisme autochtones (CPTA).

Le mode de vie innu était circulaire entre des sites de pêche sur la côte en été et des campements hivernaux le long de la rivière pour suivre le gibier. La création des Réserves autochtones, les pensionnats, les activités forestières et minières ont peu à peu miné le Nitassinan et restreint les déplacements des Innus.

Il y avait déjà un processus de sédentarisation et comme une tempête parfaite, les barrages sont venus s’ajouter », évoque la professeure Caroline Desbiens, titulaire de la CPTA.

La mise en eau du réservoir Manicouagan en 1969, suivi de l’ennoiement des sites de campements près des berges de la rivière sous 130 mètres d’eau, a nécessairement mis fin à une certaine forme d’occupation du Nitassinan. Mais il ne faudrait pas penser que les Innus ont complètement arrêté d'aller sur leur territoire. Les familles se sont réapproprié les routes forestières et industrielles en utilisant non plus le canot mais la voiture », relève Justine Gagnon. Une nouvelle forme d’occupation du territoire est possible et le projet de recherche, cofinancé par l’INQ et Sentinelle Nord, vise justement un développement territorial à travers une mise en valeur du patrimoine autochtone et du tourisme culturel.

Les géographes en action

Léo Chassiot est chercheur post-doctoral au Département de géographie de l’Université Laval et l’initiateur du projet avec Patrick Lajeunesse, professeur en géomorphologie. À l’aide d’un échosondeur multifaisceaux, de l’imagerie acoustique ou en scrutant les carottes sédimentaires, Léo Chassiot et son équipe étudient les fonds lacustres pour dresser une carte bathymétrique, révéler les reliefs engloutis et voir comment ils ont été modifiés par l’ennoiement en les comparant aux photos aériennes prises avant le barrage.

« Quand on ajoute 130 mètres d’eau sur des berges faites de dépôts instables, il peut y avoir des glissements qui marquent le paysage et s’impriment dans les dépôts sédimentaires. On voit des pans de berges qui ont glissé, des chenaux de rivière ennoyés, explique Léo Chassiot, et on voit aussi les berges de l’ancien lac, on peut imager le territoire occupé par les familles il y a une soixantaine d’années ».

C’est là que nos approches se rencontrent parce qu’en géographie culturelle et historique, on utilise aussi les images aériennes avec des Innus qui ont connu les rivières avant le barrage pour réactiver la mémoire et savoir comment les familles occupaient certaines portions de la rivière », explique à son tour Justine Gagnon. Il y a là un riche patrimoine à documenter, autant sur le plan physique du bassin versant de la rivière Manicouagan et de ses milieux aquatiques que sur le plan historique et culturel. « La région du lac Manicouagan et des Monts Groulx est relativement unique et peu étudiée, estime Léo Chassiot. Ce n’est pas sans raison que la région a été désignée Réserve mondiale de la biosphère de Manicouagan-Uapishka (RMBMU) par l’UNESCO.

Vers une occupation contemporaine du Nitassinan

Ce patrimoine naturel et culturel doit devenir le pilier d’un tourisme culturel et d’une réappropriation du territoire par les Innus. C’est l’objectif du projet mais aussi de la station Uapishka, établie sur la rive du lac et cofondée par le Conseil des Innus de Pessamit et la RMBMU. La station Uapishka est donc un partenaire naturel du projet et il est prévu que des Innus participent aux travaux sur le terrain. « Le processus de recherche est aussi un processus de réappropriation de ce patrimoine par les membres de la communauté qui sont aussi partenaires du projet », mentionne Caroline Desbiens. Par la suite, le patrimoine doit permettre à la station Uapishka de développer un contenu culturel innu pour enrichir son offre touristique encore centrée sur le tourisme d’aventure. « À partir des sites patrimoniaux, on espère que le développement des connaissances fasse revivre ces sites  », poursuit Caroline Desbiens. D’un autre côté, retourner dans le territoire, ce n'est pas seulement prendre un canot et remonter la rivière comme les ancêtres. Il y a plusieurs avenues pour se connecter avec le territoire », nuance Caroline Desbiens. D’ailleurs, « les Innus de Pessamit ont une entente avec le ministère des Ressources Naturelles pour gérer eux-mêmes la surveillance des activités de motoneige dans les Monts Groulx en hiver. Les agents territoriaux de Pessamit sont mobilisés sur tout le territoire du Nitassinan », ajoute Léo Chassiot. « Être gardien de territoire est une manifestation contemporaine d'être autochtone aujourd'hui », estime Caroline Desbiens. Et le projet de recherche, allié à Uapishka, pourrait déboucher sur d’autres formes d’occupation et de gestion du Nitassinan.

Informations sur les chercheur-es cité-es

 chercheures citées

1. Caroline Desbiens, Professeure titulaire au Département de géographie de l'Université Laval
- Titulaire de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine et tourisme autochtones.
- Chercheure affiliée à l'Institut nordique du Québec
- Chercheure associée du CIÉRA - Membre du réseau DIALOG

2. Justine Gagnon, Professeure adjointe au Département de géographie de l'Université Laval
- Chercheuse affiliée à l'Institut nordique du Québec
- Chercheure associée du CIÉRA - Membre du réseau DIALOG

3. Léo Chassiot, chercheur post-doctoral au Département de géographie de l’Université Laval
- Boursier Sentinelle Nord

Partenaires

Publications scientifiques

Gagnon, J., 2018. Seeing the unseen: an Indigenous heritage’s mapping project. Proc. Int. Cartogr. Assoc. 1, 1–7. https://doi.org/10.5194/ica-proc-1-42-2018

Gagnon, J. , 2019 Nitshissituten : mémoire et continuité culturelle des Pessamiulnuat en territoires inondés. https://corpus.ulaval.ca/jspui/handle/20.500.11794/34006

Gagnon, J., Desbiens, C., 2018. Mapping memories in a flooded landscape: A place reenactment project in Pessamit (Quebec). Emotion, Space and Society, 27, 39-51.

L’Heureux Houde, F.-X., 2017. Géomorphologie d’un lac de cratère d’impact météoritique profond ennoyé par un barrage hydroélectrique : le cas du lac Manicouagan, Est du Québec. Mémoire de maîtrise, Université Laval, 78 pp.

 

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