Publié le 19 février 2025 Dans Actualité scientifique

Les oies, de l’Île-aux-Oies à l’île Bylot

Un article de Valérie Levée, journaliste scientifique.

Comme une dernière station avant l’autoroute, les Grandes Oies des neiges font halte chaque printemps le long du Saint-Laurent. C’est là qu’elles font le plein avant de reprendre leur vol vers leur site de nidification en Arctique. Or cette halte alimentaire a des conséquences sur la dynamique de l’écosystème des milliers de kilomètres plus au nord. 
Pierre Legagneux est professeur en biologie à l'Université Laval et chercheur au Centre national de la recherche scientifique en France et il résume les recherches sur la Grande Oie des neiges et sa place dans l’écosystème arctique; des recherches menées en collaboration avec Gilles Gauthier, professeur à l’Université Laval, Joël Bêty et Dominique Berteaux, professeurs à l’Université du Québec à Rimouski et Dominique Fauteux chercheur au Musée canadien de la nature. 

S’engraisser avant de partir

À la fin du XXe siècle, les oies pouvaient s’arrêter et s’alimenter sur les rives du Saint-Laurent sans subir la pression de la chasse, celle-ci étant interdite au printemps. Mais les choses ont changé en 1999 quand la chasse de printemps fut instaurée au Québec pour réguler la population des oies qui atteignait le million d’individus. Laisser une telle surpopulation brouter la toundra qui pousse très lentement, risquait d’entrainer des désertifications locales. En 2009, les États-Unis ont à leur tour libéraliser la chasse et depuis la population se maintient autour de 600 000 individus. 
Mais cette pression accrue de la chasse n’est pas sans effet sur l’alimentation des oies et la pandémie de COVID-19 allait fournir l’occasion de le démontrer. En effet, au printemps 2020, alors que la chasse était au point mort, l’équipe de Pierre Legagneux s’est rendue à l’Île-aux-Oies, près de Montmagny, pour peser les oies et suivre leur comportement alimentaire à l’aide d’émetteur high-tech. Or « les oies étaient déjà en très bonne condition quand on a commencé les captures début mai », relate Pierre Legagneux. Étant déjà bien engraissées, elles n’allaient pas s’alimenter dans les champs comme elles le font les autres années (l’équipe du professeur Legagneux a en effet répliqué ce même suivi en 2019 et en 2021-2023). En absence de chasse, elles étaient déjà prêtes à poursuivre leur migration vers le Nord et n’attendaient que les conditions météorologiques favorables pour décoller. 

« La chasse a un effet direct sur la mortalité, mais aussi et surtout indirect via le dérangement. Elles ont plus de difficulté à s’alimenter sur de longues périodes, et leur engraissement s’étire plus longtemps», en conclut Pierre Legagneux.

Les oies sont sensibles aux multiples facteurs de stress comme l’a montré Frédéric Letourneux pendant son doctorat. Des milliers d’oies sont baguées chaque été et les observations ultérieures de ces oies permettent d’estimer leur survie. Comme certaines oies portent également un collier de quelques grammes pour le suivi des individus, Frédéric Letourneux a constaté que le port du collier réduit le taux de survie mais uniquement ces dernières années. En effet, l’effet du collier se manifeste seulement à partir de 1999 lorsque la chasse printanière a été instaurée et il a augmenté avec l’intensification de la chasse. Depuis, l’équipe du Pr. Legagneux ne pose plus de collier sur les oies et travaille sur un prototype de bague intelligente ultralégère.

Si la pression de la chasse perturbe l’alimentation, inversement, un engraissement plus rapide pourrait avoir des conséquences favorables pour les oies. Pour son projet de maitrise, Maëliss Hoarau a testé cette hypothèse en modulant la dose de corticostérone des oies, sachant qu’à faible dose, cette hormone induit une mobilisation de l’énergie qui incite l’oie à s’alimenter davantage. Toujours à l’Île-aux-Oies, l’équipe de recherche a capturé des oies et leur ont inséré sous la peau une petite pastille de corticostérone ou un placébo. Ils les ont aussi équipées d’un GPS pour suivre leurs déplacements et d’un accéléromètre qui reflète leur mouvement de tête lors de la recherche de nourriture. 

« On a pu valider que les oies qui reçoivent la corticostérone s’alimentent plus et vont migrer en moyenne 2 jours plus tôt, parfois 6 jours plus tôt. Ce lien entre l’engraissement et la date de départ n’était pas connu », rapporte Pierre Legagneux.

Des répercussions en Arctique

Prises dans leur ensemble, ces études montrent que l’alimentation et l’engraissement conditionnent l’envol des oies vers leur site de nidification en Arctique. Mais cet envol ne garantit pas la reproduction, car les stresseurs rencontrés au sud peuvent en effet se reporter plus tard et influencer les décisions de reproduction des oies.
Pour son projet de maitrise, Thierry Grandmont a étudié plus précisément l’effet du stress sur la reproduction en maintenant des oies en captivité pendant 2 jours lors de leur halte à l’Île-aux-Oies.  Ces oies baguées et munies d’émetteurs étaient ensuite suivies à l’île Bylot en Arctique. 

« On s’est rendu compte que les oies qui avaient été stressées font leur migration comme les autres, mais décident de moins se reproduire. Elles décident alors de sauter un événement de reproduction, une stratégie classique des espèces longévives », relate Pierre Legagneux. 

Les oies qui peuvent vivre plus de 20 ans peuvent en effet se permettre de sauter une année et se reprendre l’année suivante.

Or la reproduction de ces oies se répercute sur le réseau trophique comme l’a montré durant son doctorat Frédéric Dulude-de Broin en analysant neuf années de données de sept espèces de l’écosystème arctique. Si la reproduction des oies est bonne et que la quantité d’œufs augmente, le domaine vital du renard arctique diminue puisqu’il a moins de distance à parcourir pour voler des œufs et s’alimenter. Conséquemment, plusieurs renards peuvent se partager la colonie d’oies, augmentant du même coup la densité des renards dans les parages qui ne manquent pas de s’en prendre au passage au Pluvier bronzé qui niche parmi les oies. « Des oiseaux décident pratiquement de ne plus nicher au cœur de la colonie, puisque c'est presque un échec à chaque fois, donc ils vont nicher en périphérie de la colonie », observe Pierre Legagneux.

Cependant, en plus des stress vécus au sud, la reproduction des oies dépend aussi de facteurs locaux et notamment de la présence des lemmings, l’autre proie de choix du renard. 

« S’il y a beaucoup de lemmings, le renard a autre chose à manger et le succès reproducteur de l’oie augmente », décrit Pierre Legagneux. 

Or durant sa maitrise David Bolduc a également montré que la population des lemmings est en partie contrôlée par l’hermine, faisant de ce prédateur, une autre clé de la reproduction des oies. 


Pour en savoir plus

Bolduc B., Fauteux D., Gauthier G., & Legagneux  P. (2025). Seasonal role of a specialist predator in rodent cycles: Ermine–lemming interactions in the High Arctic Ecology, 106 (1) e4512

https://doi.org/10.1002/ecy.4512

Grandmont T., Fast P, Grentzmann I., Gauthier G., Bêty J.& Legagneux P. (2023) Should I breed or should I go? Manipulating individual state during migration influences breeding decisions in a long-lived bird species. Functional Ecology 37(3),602-613

https://doi.org/10.1111/1365-2435.14256

Hoarau M.Angelier F.Touzalin F.Zgirski T. Parenteau C. Legagneux P. (2022) Corticosterone: foraging and fattening puppet master in pre-breeding greylag geese. Physiology & Behavior, 246, 15 March 2022, 113666

https://doi.org/10.1016/j.physbeh.2021.113666

LeTourneux F. Grandmont T. Dulude-de Broin F. Martin M.-C. Lefebvre J. Kato A. Bêty J. Gauthier G., & Legagneux P. (2021). COVID19-induced reduction in human disturbance enhances fattening of an overabundant goose species. Biological Conservation, 255, march 2021, 108968

https://doi.org/10.1016/j.biocon.2021.108968

LeTourneux F., Gauthier G., Pradel R., Lefebvre J., & Legagneux P. (2022). Evidence for synergistic cumulative impacts of marking and hunting in a wildlife species. Journal of Applied Ecology. 59(11) 2705-2715

https://doi.org/10.1111/1365-2664.14268

 


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