Valérie Levée

Publié le 23 février 2022 Dans Actualité scientifique

Un réseau insoupçonné d’échanges souterrains

Un article de Valérie Levée, journaliste scientifique

Le sous-sol de la forêt, c’est bien plus qu’un tapis de feuilles mortes et de l’humus. Sous la surface, circulent des sucres, des éléments minéraux et des hormones dans un double réseau constitué de racines fusionnées et d’ectomycorhizes, mis en lumière par les travaux d’Annie DesRochers, professeure à l’Institut de recherche sur les forêts de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue.

Le réseau instraspécifique des anastomoses

C’est une découverte fortuite qui a ouvert la voie à des années de recherches. Pour voir si le déclin des peupliers faux-trembles était lié à une maladie racinaire, Annie DesRochers a excavé le sol pour examiner les racines. À la place de maladies, elle a eu la surprise de découvrir des anastomoses, c’est-à-dire des racines d’arbres distincts qui se sont greffées. Il ne s’agit pas d’une racine qui émet des drageons desquels se développent des arbres apparentés mais bien de deux ou plusieurs arbres, initialement distincts et dont les racines fusionnent. Alors que des études du milieu du XXe siècle décrivent les anastomoses comme des phénomènes anecdotiques, Annie DesRochers et son équipe en découvrent régulièrement. « On excave des carrés de 50 m2 et on en a toujours trouvées. Entre 30 et 50 % des arbres sont greffés », rapporte-t-elle. Elle a observé des anastomoses sur des pins, des sapins, des épinettes et des peupliers, autant en peuplements naturels qu’en plantations. Elles peuvent relier jusqu’à 5 ou 6 arbres, parfois distants de 3 mètres.  Les greffes sont fonctionnelles grâce à la formation de structures anatomiques communes qui permettent la circulation des nutriments et même des hormones.

« On voit parfois un arbre coupé qui continue à produire des cernes de croissance sur la souche pour fermer la cicatrice. Pour produire un cerne, il faut des auxines et les auxines sont produites dans la cime des arbres. Cela suggère que ces auxines sont transférées d’un arbre non coupé et remonte dans la souche », décrit Annie DesRochers.

C’est comme si les arbres greffés avaient perdu leur individualité pour devenir membres d’une même entité. « On a un seul organisme constitué de plusieurs arbres qui vivent sur les mêmes racines. La photosynthèse se fait dans les cimes et les sucres vont descendre dans le système racinaire commun. Si les conditions sont bonnes, l’eau et les sucres vont être partagés entre les individus », poursuit-elle.
En étudiant le partage dans des couples d’arbres greffés de tailles différentes, elle a constaté que si le plus petit des arbres est défolié, il reçoit des sucres du plus grand. Mais l’inverse est également vrai, si le plus grand des deux est défolié, l’activité photosynthétique du plus petit augmente pour fournir des sucres au plus grand. 

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Ce partage permet aux arbres greffés de mieux résister aux épidémies d’insectes ou aux sécheresses estivales mais si les ressources deviennent limitées et que les arbres sont en compétition, le partage cesse. « Quand les conditions sont favorables, les surplus vont au voisin. Si les conditions sont défavorables, c'est le plus gros qui va tirer l'énergie et l'eau vers lui-même, il n'y a pas de partage », résume Annie DesRochers. Comme un arbre seul élague ses branches basses qui reçoivent moins de lumière, les arbres greffés réagissent comme un seul organisme et abandonnent les parties non productives. Il arrive aussi que la greffe perde de son bénéfice comme l’a observé Annie DesRochers dans des plantations après une éclaircie commerciale. Lorsqu’un arbre greffé est coupé, son système racinaire est maintenu en vie par l’arbre greffé qui n’a pas été coupé. Ce dernier partage alors à ses dépens des ressources vers un arbre qui n’existe plus et sa propre croissance s’en trouve affaiblie par rapport à celle des arbres alentours non greffés.

Les anastomoses mises en lumière par Annie DesRochers révèlent un réseau souterrain de partage des nutriments mais les échanges sont limités entre arbres de même espèce. Il existe un autre réseau plus large, celui des ectomycorhizes.
 

Des échanges interspécifiques 

Les chanterelles, bolets et autres champignons à chapeau sont les fructifications externes d’ectomycorhizes. Dans le sol, ces champignons tissent un réseau de mycélium qui s’associe aux racines pour vivre en symbiose avec les arbres. Le mycélium des ectomycorhizes s’immisce entre les cellules des racines tandis que celui des endomycorhizes pénètre dans les cellules, distingue Mélissande Nagati qui a effectué son projet de doctorat sur les ectomycorhizes sous la co-direction d’Annie DesRochers. Dans cette symbiose, « l’arbre échange des sucres issus de la photosynthèse contre des nutriments issus de la dégradation de la matière organique du sol par le champignon », explique Mélissande Nagati. Les ectomycorhizes ont leurs préférences et ne s’associent pas avec n’importe quelles espèces d’arbres mais elles sont généralement capables d’établir une symbiose avec plusieurs espèces de même qu’un arbre peut être colonisé par un cortège de plusieurs espèces d’ectomycorhizes. C’est donc tout un réseau de circulation de nutriments qui s’établit en sous-sol reliant plusieurs espèces de champignons et d’arbres.
Mais les échanges ne sont pas toujours équitables et bénéfiques pour tous les partenaires comme l’a découvert Mélissande Nagati en examinant les cortèges mycorhiziens associés au sapin baumier. Des études précédentes montraient que le sapin s’établit mieux à proximité de peupliers faux-trembles que d’épinettes noires et la doctorante voulait voir si la composition du cortège mycorhizien associé à l’épinette ou au peuplier pouvait expliquer cette différence de croissance des sapins. Or ses analyses ont plutôt montré que les coupables sont les Éricacées qui poussent sous les épinettes. En leur présence, non seulement le cortège mycorhizien est différent mais la nutrition azotée et la croissance des sapins est diminuée. « En fonction de ses voisins, le sapin n'a pas les mêmes associations et cela a un impact direct sur sa nutrition. Une hypothèse serait qu'il y a des mycorhizes communes entre le sapin et les Éricacées et que les Éricacées pompent ce qui aurait pu revenir au sapin », propose Mélissande Nagati.

Voilà qui illustre la complexité et l’importance du réseau d’échange souterrain. « Ça nous donne une autre vision des sols qui ne sont pas seulement un garde-manger mais aussi un lieu d’échanges qui oriente les trajectoires forestières », conclut Mélissande Nagati.

Informations sur les chercheuses

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1 -  Annie DesRochers est professeure à l’Institut de recherche sur les forêts de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue. Elle est également codirectrice de l'axe de recherche « Ressources naturelles » de l'Institut nordique du Québec.

2 - Mélissande Nagati a fait son doctorat sous la co-direction d'Annie DesRochers.

Pour en savoir plus

Quer, Élodie, Virginie Baldy et Annie DesRochers (2020) « Ecological drivers of root grafting in balsam fir natural stands », Forest Ecology and Management, 475:118388
https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0378112720311579

Nagati, Mélissande, Mélanie Roy, Annie DesRochers, Yves Bergeron et Monique Gardes (2020) « Importance of Soil, Stand, and Mycorrhizal Fungi in Abies balsamea Establishment in the Boreal Forest » Forests, 11(8)
https://www.mdpi.com/1999-4907/11/8/815

Nagati, Mélissande, Mélanie Roy, Annie DesRochers, Sophie Manzi, Yves Bergeron et Monique Gardes (2019) « Facilitation of balsam fir by trembling aspen in the boreal forest: Do ectomycorrhizal communities matter? » Frontiers in Plant Science, 10.
https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fpls.2019.00932/full

Salomon, Roberto L., Émilie Tarroux et Annie DesRochers (2016) « Natural root grafting in Picea mariana to cope with spruce budworm outbreaks » Canadian Journal of Forest Research, 46(8):1059-1066
https://cdnsciencepub.com/doi/10.1139/cjfr-2016-0121

Tarroux, Emilie et Annie DesRochers (2011) « Effect of natural root grafting on growth response of jack pine (Pinus banksiana; Pinaceae) » American Journal of Botany, 98(6):967-974
https://bsapubs.onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.3732/ajb.1000261

Tarroux, Émilie et Annie DesRochers (2010) « Frequency of root grafting in naturally and artificially regenerated stands of Pinus banksiana: Influence of site characteristics » Canadian Journal of Forest Research, 40(5):861-871
https://cdnsciencepub.com/doi/abs/10.1139/X10-038

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