Publié le 25 janvier 2024 Dans Actualité scientifique

Partir en affaires dans le Nord

Un article de Valérie Levée, journaliste scientifique

L’entrepreneuriat, très valorisé dans les sociétés occidentales, fait son chemin chez les Premières Nations et les Inuit. Or quelle forme prend l’entrepreneuriat autochtone alors que les logiques néolibérales divergent des valeurs autochtones? C’est le champ de recherche d’Émilie Fortin-Lefebvre, professeure à l’Université du Québec à Montréal, directrice du Centre d’études pour l’autonomie économique des Premiers Peuples et des Inuit et nouvellement co-directrice de l’axe 1 - sociétés et cultures de l’INQ.

Se lancer en affaires est comme une course à étapes : acquérir des connaissances sur l’industrie, développer son modèle d’affaires, se constituer un réseau, obtenir du financement… Pour les Autochtones, ces étapes se doublent souvent de barrières supplémentaires. Par exemple, une embuche de taille pour les Premières Nations est la Loi sur les Indiens qui stipule que les Premières Nations sont insaisissables. « Ça veut dire que les entrepreneurs des Premières Nations en communauté sont considérés insolvables par les banques », précise Émilie Fortin-Lefebvre. 

Cette Loi ne s’applique cependant pas aux Inuit qui eux font face à des barrières comme l’éloignement géographique et les coûts énormes de frais de transport. Ces barrières marginalisent les Autochtones et peut les empêcher de prendre une place plus importante dans l’écosystème économique. Elles nuisent à ce qu’Émilie Fortin-Lefebvre appelle l’autonomie économique, c’est-à-dire l’autonomie dans la prise de décisions de leur avenir économique autant au niveau individuel que communautaire.

Arrimer l’entrepreneuriat et valeurs autochtones

Cette autonomisation ne pourra pas être atteinte en transposant chez les Autochtones les mécanismes occidentaux de l’entrepreneuriat. Celui-ci et l’économie en général véhiculent des valeurs de compétition, d’efficacité, de profit, alors que les Autochtones ont tendance à préconiser la collaboration, la coopération et le partage des ressources et des bénéfices dans la communauté. 

« En inuktitut, l’entrepreneuriat se traduit par ‘’un projet pour faire de l’argent’’. Les Inuit disent ‘’si l’entrepreneuriat, c’est faire de l’argent, ce n’est pas moi, je ne veux pas être en compétition avec les autres’’. Un chef autochtone m’a dit ‘’la richesse est un concept de Blancs’’ », rapporte Émilie Fortin-Lefebvre.

Dans ses recherches, elle constate que l’entrepreneuriat autochtone s’imprègne de valeurs différentes que celles véhiculées par l’économie libérale, ce qui devient parfois source d’angoisse et une crainte que la logique économique n’érode la culture autochtone. De cette tension naissent différentes démarches entrepreneuriales  qu’Émilie Lefebvre-Fortin a cartographiées selon qu’elles s’adressent au marché autochtone et ou général et selon qu’elles intègrent une dimension culturelle dans leurs produits et services. Plus généralement, les conseils de bande des Premières Nations ou la Fédération des coopératives du Nouveau-Québec, la Société Makivik et les corporations foncières chez les Inuit mettent sur pieds des entreprises dans un modèle d’entrepreneuriat communautaire avec le souci d’offrir des services à la communauté. 

« Lorsque des entrepreneurs partent leurs propres entreprises, la majorité ont ce soucis de redonner à la communauté par la création d’emplois, la valorisation d’une dimension culturelle ou d’offrir des services que le gouvernement local ou le gouvernement québécois n’apporte pas », ajoute Émilie Fortin-Lefebvre.

Dans un autre projet de recherche, en partenariat avec la Commission de développement économique des Premières Nations du Québec et du Labrador, elle s’est intéressée aux besoins des entrepreneurs pour améliorer les services d’accompagnement entrepreneurial. « D’un côté, j’ai interrogé les entrepreneurs sur leurs besoins et de l’autre côté, j’ai regardé les services offerts pour voir la correspondance entre les deux », décrit Émilie Fortin-Lefebvre. Elle élargit maintenant son champ de recherche au Nunavik pour connaître les besoins des Inuit en ce qui concerne l’appui à l’entrepreneuriat.  « Je ne vais pas leur dire ce qu’il faut faire, assure la professeure. On va interroger les entrepreneurs au Nunavik pour connaître leurs besoins, savoir quelles sont selon eux les barrières actuelles et comment telle ou telle structure y  répondrait. Le résultat sera un outil d'aide à la décision et ensuite, c'est à eux de décider. »

Diffuser les connaissances en redonnant à la communauté

Les entrepreneurs sont les premiers intéressés par le résultat des recherches d’Émilie Fortin-Lefebvre et comme elle estime que les articles scientifiques ne percolent pas facilement en dehors des cercles universitaires, elle explore d’autres moyens de diffusion des connaissances. « C’est mon travail d’écrire des articles ou de donner des conférences, mais je trouve que ça ne redonne pas à la société. J’ai l’impression de prendre et de ne pas redonner », considère la professeure. Elle prépare donc un livre illustré sur l’accompagnement entrepreneurial pour les entrepreneurs et les agents de développement économique du Nunavik.

L’été dernier, grâce à une subvention du Conseil de recherches en sciences humaines, elle a aussi produit un documentaire, « The Cree way », qui rapporte les retombées de l’entente la paix des braves à la Nation Crie. Le film d’une vingtaine de minutes montre comment les Cris de  Waswanipi conçoivent leur économie en lien avec leur culture et le territoire. Émilie Fortin-Lefebvre attend maintenant une autre subvention pour produire 5 documentaires qui montreront l’apport de l’économie autochtone à l’économie du Québec.

L’apport n’est d’ailleurs pas seulement économique, il est aussi environnemental. 

« Si un jour, nous parvenons à renoncer à l'exploitation à outrance des ressources naturelles, ce sera surement parce que, collectivement, nous nous seront inspirés de la façon dont les Autochtones conçoivent l'équilibre entre les besoins sociaux, économiques et environnementaux», observe Émilie Fortin-Lefebvre.

Pour aller plus loin

Fortin-Lefebvre, É., Awashish, K., Blanchet-Cohen, N. (2023) Accompagnement à l’entrepreneuriat collectif des jeunes Autochtones : une expérience de ré-« conciliation », Canadian Journal of Nonprofit and Social Economy Research 14(S1), 122–137

DOI: https://doi.org/10.29173/cjnser555

Fortin-Lefebvre, E., Baba, S. (2021) Indigenous Entrepreneurship and Organizational Tensions: When Marginality and Entrepreneurship Meet, Management international-Mi, 25(5), 151-170.

https://doi.org/10.7202/1085043ar

Fortin-Lefebvre, É., Baba, S. (2020) Indigenous Business Support Services: A Case

Study of the Quebec Entrepreneurial Ecosystem in Canada, Journal of Aboriginal Economic Development, 12(1), 139-161.

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