Publié le 17 mai 2024 Dans Actualité scientifique
Faire justice au Nunavik
Un article de Valérie Levée, journaliste scientifique
Avant la colonisation, les Inuit avaient leur propre système de régulation sociale, souvent médiés par les ainés ou les pourvoyeurs des familles. Encore aujourd’hui, divers mécanismes informels concourent à maintenir l’ordre social, par exemple en désavouant la mauvaise conduite d’une personne, sans la nommer, à la radio communautaire. Mais avec la colonisation, les Inuit ont vu débarquer chez eux des juges et des policiers non-Inuit pour régler leurs différends. Cette juxtaposition de deux systèmes de justice est au cœur des recherches de Caroline Hervé, chercheuse affiliée à l'INQ, professeure au Département d’anthropologie de l’Université Laval et titulaire de la Chaire de recherche sur les relations avec les sociétés inuit, soutenue par Sentinelle Nord de 2017 à 2023.
Caroline Hervé a vécu au Nunavik où elle était directrice de Saturviit, l’Association des femmes du Nunavik, pendant 4 ans. Étant anthropologue, elle pouvait décrypter les malentendus culturels et constatait que les pratiques inuit de régulation sociale toujours en cours aujourd’hui ne sont pas reconnues par les systèmes de justice et policier québécois et canadiens auxquels les Inuit doivent pourtant adhérer. « Tout cela a façonné mon regard sur la réalité du Nord et les besoins qu'il y a de soutenir le développement de meilleures relations interculturelles », commente Caroline Hervé. D’où l’idée de la Chaire, créée en 2017 avec le mandat de mieux comprendre les relations entre les Inuit et les non-Inuit notamment dans le domaine judiciaire. « Mes projets de recherche visent à identifier les savoirs et les pratiques juridiques inuit encore vivants aujourd’hui et comment ils se tissent à la croisées des contraintes et des normes imposés par les gouvernements », décrit Caroline Hervé.
Deux systèmes parallèles
Dans ces petites communautés, il est difficile pour les Inuit d’être policiers parce qu’ils sont parfois susceptibles d’arrêter un membre de leur famille et qu’il est mal vu d’agir au nom du système de justice blanc. Quant à la cour de justice, elle est itinérante et la plupart des postes à responsabilités sont occupés par des non-Inuit. Les Inuit qui y travaillent sont les interprètes ou des agents de soutien aux victimes d’actes criminels ou aux personnes qui réintègrent leur communauté à leur sortie de prison.
« En travaillant avec le personnel inuit du milieu de la justice, on a pu mettre en évidence qu’ils essaient de se référer aux normes que leur travail impose, mais qu’ils continuent d’utiliser des savoirs et pratiques relatives au maintien des bonnes relations avec les autres », dépeint Caroline Hervé.
Cette coexistence de deux systèmes fait naitre des malentendus linguistiques car certains concepts juridiques se traduisent mal en inuktitut. Caroline Hervé donne l’exemple du mot justice traduit par un terme qui signifie « le fait de se faire remémorer ». Or cette traduction, qui renvoie à l’action du juge qui demande à une personne de se souvenir de ce qu’elle a fait telle date, est réductrice car elle évacue le concept moral de la justice.
Il faut dire que la justice et le maintien de l’ordre social au Nunavik ne font pas appel aux mêmes principes qu’au Sud.
« Les Inuit privilégient l'accueil, l'intégration, l'inclusion. Ce n'est pas la punition qui prévaut, mais comment bien réintégrer un individu dans la société, lui dire qu'il est important pour le groupe. Les Inuit disent textuellement que le système de justice actuel est un système étranger pour eux », rapporte Caroline Hervé.
Ils réclament donc un système de justice mieux adapté à leur culture. « On a fait des ateliers avec eux pour identifier les dysfonctionnements du système actuel de justice et ce que pourrait être un système de justice inuit. Ces ateliers sont animés par les Inuit et se déroulent en inuktitut. Nous cherchons vraiment à travailler au plus proche des besoins de nos partenaires et à les impliquer au maximum dans les différentes étapes de la recherche », poursuit-elle.
Décloisonner les services
En atelier, Caroline Hervé a identifié les pratiques et savoirs du système de justice inuit et en a cartographié tous les acteurs. Or ces derniers ne sont pas confinés dans un service unique, mais répartis dans divers programmes et instances locales. Autrement dit, la justice inuit ne travaille pas en silo, contrairement à la société occidentale qui sépare la justice de la santé, de l’éducation…. « La perception de la justice inuit va bien au-delà du système de justice et touche le bien-être, le territoire, les ainés... », explique Caroline Hervé. Ce sont toutes ces pratiques que Caroline Hervé et ses partenaires inuit souhaitent identifier pour les mettre en valeur et les faire reconnaître comme légitimes par les institutions québécoises ou canadiennes à l’œuvre au Nunavik.
C’est aussi dans cette optique de décloisonner la justice et les autres services que Caroline Hervé souhaite étendre sa recherche au domaine de la santé. « Les employés inuit du milieu de la justice soutiennent des personnes qui ont vécu un traumatisme et sont confrontés à des questions de santé et les employés du réseau de la santé rencontrent les mêmes réalités. Mon objectif serait de les rassembler », envisage Caroline Hervé.
Une formation pour travailler au Nunavik
Il y a quelques années, les policiers partaient travailler au nord sans rien connaître des Inuit, de leur histoire, de leur milieu de vie. La situation a changé en 2018 avec le développement d’une formation de 12 heures en ligne par la Chaire et le Service de Police du Nunavik. Elle contient un enseignement sur la géographie, les conditions climatiques et environnementales du Nunavik et sur l’histoire du Nunavik avec le peuplement par les Inuit, la colonisation, la politique récente, les organisations régionales. La formation renseigne aussi sur la culture Inuit, les réalités contemporaines comme le surpeuplement dans les maisons, les questions de santé. Elle comprend aussi un volet sur l’intervention des policiers avec les Inuit.
Cette formation est disponible en ligne et est en cours d’adaptation à l’intention des employés de la société Makivik.
Quelques lectures pour en savoir plus
Hervé, C., & Laneuville, P. (2023). Inuit Women Working in the Nunavik Justice System: A Relational Perspective on Justice. Études Inuit, 46(1), 63-83.
https://doi.org/10.7202/1096501ar
Hervé, C., Laneuville, P., & Lapointe, L. (2023). Participatory action research with Inuit societies : A scoping review. Polar Record, 59, article e22
https://doi.org/10.1017/S0032247423000128
Hervé, C. (2020). Rencontre manquée dans l'Arctique. Colonialisme et conflits ontologiques sur le terrain », Ethnographiques.org, 39, juin 2020 Incidents heuristiques
https://doi.org/10.25667/ethnographiques/2020-39/006
Hervé, C., Marchand, M.-È., Laneuville P., Hervé C. & Lévesque F. (2020). Services policiers et Inuit du Nunavik (Arctique québécois). Mieux se connaitre pour mieux s'entraider. Québec, Chaire de recherche Sentinelle Nord sur les relations avec les sociétés inuit, 82 p.
https://www.publicsafety.gc.ca/cnt/rsrcs/pblctns/rvw-plc-prctcs-lvl/index-en.aspx
Hervé, C. (2015). Le pouvoir vient d’ailleurs. Leadership et coopération chez les Inuit du Nunavik. Presses de l’Université Laval.
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