Publié le 26 mars 2024 Dans Actualité scientifique

De la médecine humaine aux moules du Nunavik

Un article de Valérie Levée, journaliste scientifique

Les moules ont beaucoup à dire : sur leur état de santé et celui de leur milieu, sur les pathogènes qu’elles abritent, ceux qui seraient nuisibles pour les consommateurs, mais aussi sur les microorganismes présents autour d’elles dans l’écosystème et éventuellement pathogènes pour d’autres espèces. Pour faire parler les moules, Yves St-Pierre leur applique les méthodes de la médecine humaine.

Yves St-Pierre est chercheur en cancérologie au Centre Armand-Frappier Santé Biotechnologie de l’INRS. Il se tenait loin des moules jusqu’en 2013 quand son collègue Michel Fournier, également professeur à l’INRS, lui propose de transposer son expertise développée sur les globules blancs humains aux moules des Îles Kerguelen, en Antarctique. C’était le début d’un nouveau champ de recherche dans le laboratoire d’Yves St-Pierre. 

Au fil des missions aux îles Kerguelen et des développements technologiques, Yves St-Pierre développe une méthode d’analyse et d’échantillonnage adaptée aux moules : la biopsie liquide. 

« La première fois qu'on est allé à Kerguelen, on a collecté, sacrifié, et disséqué des milliers de moules. Maintenant, avec une seringue, on prélève quelques millilitres d’hémolymphe et on remet la moule en place », décrit Yves St-Pierre. 

Après centrifugation de l’hémolymphe, les globules blancs et le plasma sont séparés et déposés sur des cartes FTA conçue pour conserver l’ADN et l’ARN intacts, jusqu’au retour au laboratoire. C’est le contenu du plasma qui intéresse particulièrement Yves St-Pierre.

En effet, le plasma humain contient des morceaux d’ADN et d’ARN, qu’on appelle circulants, et qui peuvent livrer beaucoup d’informations. 

« Le concept de la biopsie liquide est un outil très prometteur en oncologie. Au lieu de faire une biopsie tissulaire pour savoir si un patient a un cancer, on peut faire une prise de sang, isoler l'ADN circulant, le séquencer et partant de l'information du séquençage, on peut dire si le patient a une tumeur, où est la tumeur et quels sont les mutations portées par la tumeur. Des informations importantes pour ajuster le traitement », explique Yves St-Pierre. 

L’idée est alors de transposer ces avancées de la médecine à la moule, non pas seulement pour diagnostiquer l’état de santé de la moule, mais aussi l’état de santé de l’écosystème. Car la moule a un avantage sur l’humain : elle ne fonctionne pas en système fermé, mais en filtrant l’eau de mer, de sorte que son plasma comporte son propre ADN circulant, de l’ADN des microorganismes qui la colonisent et de l’ADN environnemental. De fait, « entre 25 et 40 % de l’ADN qu’on trouve dans l’hémolymphe n’appartient pas à la moule », souligne Yves St-Pierre. 

L’analyse de cet ADN permet de repérer si parmi les microorganismes qu’héberge la moule, se trouvent des pathogènes pour elle-même ou pour les humains. Au Nunavik où les moules font partie de la diète traditionnelle des Inuit, c’est un double enjeu de prévention en santé humaine et en maintien de la ressource alimentaire que constitue la moulière. Si une moulière est contaminée, une mesure de prévention serait, par exemple, d’en interdire temporairement l’accès pour éviter que des personnes s’intoxiquent ou propagent le pathogène à d’autres moulières. 

Quant à l’ADN environnemental, il contient l’ADN d’autres organismes présents dans l’écosystème et éventuellement pathogènes pour d’autres espèces. Si la biopsie révèle de l’ADN d’une bactérie pathogène pour les truites, c’est un indicateur que les truites des environs sont infectées. Il est alors possible d’aller échantillonner les truites pour le vérifier et éventuellement de mettre en place des mesures d’intervention. 

« La biopsie liquide nous indique s'il y a un problème et une fois qu'on administre la solution, avec d’autres biopsies, on peut faire un suivi de l'efficacité de la solution », poursuit Yves St-Pierre. 

Finalement, comme chez l’humain, l’ADN circulant présent dans l’hémolymphe de la moule est susceptible d’apporter des informations sur l’état de santé de la moule, en réponse aux pathogènes et plus généralement en réponse aux divers stress environnementaux. Son équipe porte notamment une attention particulière à la méthylation de l’ADN de la moule. La méthylation de l’ADN est un processus très sensible aux stress environnementaux, permettant de détecter des stress environnementaux non-apparents.

C’est l’essence du projet UVILUQ, un projet INQ-SN mené dans au Nunavik par Yves St-Pierre en collaboration avec Philippe Archambault, professeur au département de biologie marine et Jacques Corbeil, professeur au département de médecine moléculaire, tous deux à l’Université Laval. 

« On veut monter une plateforme avec un programme de recherche participative où les gens des communautés vont dans les moulières et font les biopsies. Ce serait une méthode de suivi continu des pathogènes néfastes pour la consommation humaine ou qui peuvent mener à la disparition de la ressources », explique Yves St-Pierre.

Le projet, démarré en juillet 2020, a cependant été freiné par la pandémie qui a limité l’accès au Nunavik. « On s’est réorienté vers le parc marin du Saguenay-Saint-Laurent et on a eu une belle collaboration avec les biologistes de Parcs Canada. On a développé la plateforme d’échantillonnage et réalisé plusieurs preuves de concept », souligne Yves St-Pierre. L’équipe de Philippe Archambault a tout de même pu réaliser des échantillonnages dans plusieurs communautés inuites. « On a identifié des microorganismes potentiellement pathogènes autant pour l’humain que pour la moule, rapporte Yves St-Pierre. Des lumières rouges s’allument, mais il faut investiguer davantage pour voir s’il s’agit vraiment de pathogènes ». Sans compter que les biopsies auront sans doute d’autres révélations à faire sur la santé des écosystèmes.

 

Pour aller plus loin

Ferchiou, S., Caza, F., de Boissel, PG., Villemur, R., St-Pierre, Y.(2022) Applying the concept of liquid biopsy to monitor the microbial biodiversity of marine coastal ecosystems, ISME Communications 27;2(1):61.

https://www.nature.com/articles/s43705-022-00145-0

Ferchiou, S., Caza, F., Villemur, R., Betoulle, S., St-Pierre, Y. (2022) Species-and site-specific circulating bacterial DNA in Subantarctic sentinel mussels Aulacomya atra and Mytilus platensis, Scientific Reports 10;12(1):9547.

https://doi.org/10.1038/s41598-022-13774-1

Caza, F., Joly de Boissel PG., Villemur, R., Betoulle, S., St-Pierre, Y. (2019) Liquid biopsies for omics-based analysis in sentinel mussels, PLoS One 3;14(10):e0223525 

https://doi.org/10.1371/journal.pone.0223525

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Image de couverture : Illustration réalisée par Sophia Ferchiou, candidate au doctorat en biologie, INRS.


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