Publié le 22 novembre 2023 Dans Actualité scientifique

Cartographie participative de la rivière Kuujjuaq

Un article de Valérie Levée, journaliste scientifique

Pour approvisionner Kuujjuaq, les navires doivent remonter l’estuaire de la rivière éponyme sur des dizaines de kilomètres soumis à des marées aussi fortes que celles de la Baie de Fundy. Le risque d’incidents maritimes, entraînant d’éventuels déversements de polluants, est réel, avec des répercussions sur la biodiversité, mais aussi sur l’usage du territoire par les Inuit et notamment l’accès aux ressources alimentaires. Pour les Inuit, il en va de leur sécurité alimentaire. D’où l’idée d’identifier les sites vulnérables à protéger en cas d’incident maritime et l’approche choisie a été la cartographie participative avec les Inuit.

Le projet est né du Centre d'expertise en gestion d'incidents des risques maritimes (CEGRIM), un centre du gouvernement du Québec, et s’est développé en partenariat avec le Réseau Québec maritime (RQM) et l’INQ, notamment avec David Didier, professeur au Département de biologie, chimie et géographie de l’Université du Québec à Rimouski, et Justine Gagnon, professeure adjointe au département de géographie de l’Université Laval. « L’objectif du projet était d’avoir une meilleure connaissance des ressources, des infrastructures et des usages de l’estuaire pour identifier les secteurs vulnérables et préparer la communauté à mieux réagir en cas d’incidents maritimes », explique Joannie Ferland, biologiste et océanographe au CEGRIM.

Dessiner sur les cartes

L’équipe du projet s’est donc attelée à collecter un maximum de données biologiques, géographiques, géologiques, et humaines pour décrire l’estuaire et Antoine Boisson, professionnel de recherche au laboratoire de David Didier, était chargé de compiler toutes les informations et de créer des indices de vulnérabilité.

Cette collecte a débuté par la valorisation de données existantes issues de projets de recherche de chercheurs de l’INQ, suivie d’un  atelier de cartographie participative en mai 2022. 

« On arrive avec de grandes cartes et on demande aux gens où se trouvent les ressources consommées, les cabines, les sites culturels…  Les gens dessinaient ou écrivaient », décrit Joannie Ferland. 

Antoine Boisson a aussi tiré parti des études disponibles au Centre de Recherche de Makivvik pour obtenir des informations sur l’usage du territoire, comme la présence de cabines, les sites de pêches ou les sites archéologiques. Il a épluché les bases de données de l’Union internationale pour la conservation de la nature et d’eBird pour dresser un inventaire de toutes les espèces fauniques de l’estuaire, incluant les espèces à statut précaire et les espèces consommées par les Inuit. Enfin, des photographies obliques prises en hélicoptère en 2016 lors de son doctorat lui ont permis de réaliser une caractérisation géomorphologique très précise. Sur les photos aériennes, il pouvait aussi localiser les bancs de moules, une ressource alimentaire importante pour la communauté de Kuujjuaq. 

La collecte de données s’est terminée en octobre 2022 par des entrevues avec les membres de la communauté. « C’était des rencontres sous forme de discussions libres avec des questions sur l’environnement côtier, la présence de faune, les observations d’érosion côtière. On a obtenu des témoignages sur chaque espèce présente dans l’estuaire », précise Antoine Boisson. Ce travail de collecte lui a permis de réaliser une description inédite du paysage de l’estuaire de la rivière Kuujjuaq.

Établir des indices de vulnérabilité

Il restait encore à traduire ce travail descriptif en niveaux de vulnérabilité. « Il y a une mer d’informations et il faut en tirer des indices de vulnérabilité avec un code couleur vert, jaune ou rouge indiquant où sont les points chauds et où il faut intervenir », explique Joannie Ferland. La vulnérabilité, précise-t-elle, dépend de trois variables : la sensibilité toxique, l’exposition et la résilience. La sensibilité fait référence à la réaction d’un environnement ou d’un organisme à un polluant, tandis que l’exposition réfère à la possibilité de mise en contact avec ce polluant. Quant à la résilience, c’est la capacité de l’organisme ou de l’environnement à se rétablir après exposition au polluant. 

Antoine Boisson a donc développé quatre indices de vulnérabilité biologique, sociale et morphosédimentaire. Deux indices biologiques rapportent la présence d’espèces pêchées, chassées, ou récoltées par les Inuit dans l’estuaire, et la présence d’espèces à statut précaire. L’indice de vulnérabilité sociale traduit les usages du territoire avec des nombres de cabines, de filets de pêche, de sites archéologiques… au km2.

Plus complexe, l’indice morphosédimentaire dépend de la nature du substrat rocheux, de la présence de végétation et du courant. « Une zone avec de la roche, donc un substrat imperméable, soumise aux marées va se nettoyer plus facilement qu’un marais avec de la vase et de la végétation qui va capter les polluants », illustre Joannie Ferland. Dans cette optique, Antoine Boisson a repéré les plages de sable, de galets, les côtes rocheuses, les vasières… le long de l’estuaire. En combinant cette information avec la force des courants dans chaque portion de la côte, il a calculé l’indice de vulnérabilité morphosédimentaire. « Un gros travail pour caractériser la capacité du sol à retenir ou non un polluant », commente Joannie Ferland.

Tous ces indices ont été reportés sur des cartes avec un code couleur vert, jaune et rouge selon le degré de vulnérabilité. En superposant les cartes, il est ensuite possible d’identifier des points chauds cumulant plusieurs vulnérabilités.

Retour à Kuujjuaq

L’équipe de recherche a remis son rapport et les cartes au CEGRIM, qui poursuit le travail en collaboration avec la communauté. En juillet 2023, le CEGRIM a organisé une autre séance de cartographie participative afin de valider l’information présentée sur les cartes et d’explorer comment elle pourrait être utilisée localement pour intervenir en cas d’incident maritime. « On voulait voir s’il nous manquait des données et on a dû ajouter la cueillette des moules dans l’indice de vulnérabilité sociale, par exemple. C’est un usage et pas seulement une espèce présente », rapporte Joannie Ferland. Cette connaissance mutuelle du territoire, de pair avec une identification de personnes responsables ainsi que leur rôle, facilitera les interventions en cas d’incidents maritimes. Pour aller plus loin, le CEGRIM envisage de rendre l’information disponible sous divers supports, papiers ou numériques.

Pour aller plus loin

Cartographie de la vulnérabilité maritime de Kuujjuaq: une approche participative coconstruite grâce au savoir local et autochtone : https://www.rqm.quebec/projets-conjoints/cartographie-de-la-vulnerabilite-maritime-de-kuujjuaq/

 

Crédit photo

Paysage estuaire (@Marie Lionard, CEGRIM)

Navire et atelier (@Joannie Ferland, CEGRIM)

____________

ActualitéActualité scientifique 

Pleins feux sur la recherche nordique | Une initiative de l'Institut nordique du Québec

Pour célébrer l’excellence en recherche nordique du Québec et mettre en lumière les divers défis et enjeux liés à ces territoires, l’Institut nordique du Québec vous offre une série d’articles consacrée à la recherche menée au sein de sa communauté. 

À travers ces articles vulgarisés, vous découvrirez une communauté de recherche multidisciplinaire dont la force repose sur la complémentarité des expertises détenues par ses membres. Vous rencontrerez des individus partageant un vif attachement pour le Nord et dédiés à produire, de paire avec les habitants de ces régions, les connaissances nécessaires à son développement durable et harmonieux.

Vous êtes invités à relayer ces articles à travers votre réseau afin de faire découvrir au plus grand nombre les différentes facettes de la recherche nordique et les multiples visages qui l’animent. Ensemble pour le Nord!


Retour aux actualités