Publié le 25 novembre 2024 Dans Actualité scientifique

Les longs mots de l’inuktitut

Article de Valérie Levée, journaliste scientifique

Uqalimaarviralaaqaqtugut signifie : « nous avons une petite bibliothèque ». Ce long mot se décompose en plusieurs éléments uqalimaarvi-ralaa-qaq-tugut et une première difficulté est de comprendre comment se forment ces longs mots de la langue inuite. Une deuxième difficulté est qu’il n’y a pas une seule et homogène langue inuite, mais un continuum dialectal qui va de l’Alaska au Groenland. Richard Compton est professeur au Département de linguistique à l’Université du Québec à Montréal et il étudie le fonctionnement de quelques-uns de ces dialectes de la langue inuite.

Si les mots sont si longs en inuktitut, c’est parce que la langue est polysynthétique, c’est-à-dire que les mots peuvent comprendre de nombreux affixes qui portent diverses informations grammaticales ou contextuelles. Il y a donc un nombre incalculable de ces longs mots possibles formés par la combinaison de racines et suffixes. Comme beaucoup de ces combinaisons décrivent des situations spécifiques, elles reviennent rarement, de sorte que les mots particuliers dans le discours naturel ont une faible occurrence. 

« Dans un corpus des débats de l'Assemblée territoriale du Nunavut, 90 % des mots n'apparaissent qu'une seule fois », illustre Richard Compton, qui est aussi titulaire de la Chaire de recherche du Canada en connaissance et transmission de la langue inuite. 

Les suffixes ne s’ajoutent pas n’importe comment à l’intérieur d’un mot, de même que la suite des mots dans une phrase. L’objectif de recherche de Richard Compton est de comprendre la morphologie et la syntaxe de la langue ou comment se construisent les mots et les phrases. Avec ses étudiantes, il explore les moindres recoins de la langue. L’une étudie le système de temps dans le dialecte de l’île de Baffin. Une autre s’intéresse au système démonstratif.

Décortiquer les mots et les phrases

En linguistique, une méthodologie classique consiste à se rendre sur place pour recueillir les propos de locuteurs natifs. « On fait des entrevues, des séances d’élicitation où on demande aux gens : comment on dit ça? Si j’enlève tel morceau ou si je le déplace, est-ce que c’est encore grammaticalement correct? », décrit Richard Compton. C’est ce qu’il appelle des jugements de grammaticalité qui permettent de comprendre la contribution de chaque partie d’un mot, la structure interne du mot ou de la phrase. S’ajoute aussi le jugement de félicité ou acceptabilité sémantique pour savoir si une phrase est compatible avec la situation. Par exemple, une personne qui regarde le ciel nocturne doit-elle dire qu’elle voit une lune ou la lune? « Je vois une lune est grammaticalement correct, mais semble bizarre, à moins d’être dans une situation où plusieurs lunes seraient possibles », précise Richard Compton.  

Une autre approche méthodologique est d’utiliser des corpus linguistiques et notamment des enregistrements d’entrevues. Richard Compton travaille ainsi à partir d’entrevues réalisées avec des ainés en inuinnaqtun, un dialecte de l’Ouest du Canada, et portant sur divers sujets traditionnels. Les enregistrements sont transcrits, puis traduits en anglais pour étudier l’utilisation des différents suffixes, mais aussi la prononciation. « Ces données naturelles sont intéressantes parce qu’elles permettent de voir comment la langue est utilisée dans divers contextes ou histoires de vie et parfois, elles font sortir des constructions grammaticales qu’on n’aurait pas pu éliciter dans une situation artificielle », commente Richard Compton.

Comprendre pour mieux enseigner

Décrire comment les langues fonctionnent est le préalable pour élaborer des règles et concevoir du matériel pédagogique. Il faut comprendre le fonctionnement d’une langue pour l’enseigner. Ces outils pédagogiques sont particulièrement pertinents pour les langues en perte de vitesse comme dans l’Ouest de l’Arctique canadien où la jeune génération parle maintenant anglais. La situation est même critique pour l’inuinnaqtun dont il ne reste guère plus que 500 locuteurs de langue maternelle, essentiellement des ainés. « J’ai co-écrit un dictionnaire bilingue avec Emily Kudlak, l’ancienne agente de la langue de la communauté d’Ulukhaktok et je collabore avec le Kitikmeot Heritage Society sur un projet de grammaire communautaire pour l’inuinnaqtun. J’aide aussi deux autrices pour un autre projet de dictionnaire pour un autre dialecte plus à l’Ouest », décrit Richard Compton.

Le statut de la langue est meilleur au Nunavik avec un taux de rétention de 97 %, notamment parce que les premières années de scolarité se font en inuktitut. Mais pour enseigner la langue aux enfants, les enseignants doivent disposer de manuels, d'exercices, d’un dictionnaire monolingue... « Si on regarde la progression des apprentissages d'une langue, on dit qu’en telle année les enfants devraient pouvoir consulter un dictionnaire scolaire adapté pour les enfants. On n'a pas ça en inuktitut », observe Richard Compton.  

Même si la langue est parlée couramment dans les villages du Nunavik, elle n’est pas à l’abri d’un déclin, car après les premières années en inuktitut, la scolarité se poursuit en anglais ou en français. « Il y a plus de bandes dessinées, de livres et de jeux vidéo dans ces langues et tout à coup, on peut avoir une génération qui se met à parler dans une autre langue et c’est très difficile à contrer », craint Richard Compton. La scolarité en anglais et en français met de côté le développement des compétences en inuktitut pour écrire et travailler dans la langue. Une situation exacerbée quand les gens du sud montent travailler au nord et parlent essentiellement anglais ou français.

Pour aller plus loin

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Photo en couverture : Emily Kudlak et Richard Compton, co-auteurs du dictionnaire bilingue inuinnaqtun-anglais 


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